Les accros du jeu
Posté le 26/12/2018
Les accros du jeu
Une attraction fatale, le jeu ? Question de degré si l’on en croit les spécialistes des toxicomanies sans drogue. Si le plaisir se transforme en dépendance infernale et occupe une place centrale dans votre vie, alors oui, vous êtes maladivement accros.
En France, quelques consultations d’addictologie, puis des associations de joueurs accueillent ceux qui souffrent de dépendances pathologiques et n’arrivent pas à renoncer, seuls, à leur obscur objet du désir.
Tout commence par et pour le plaisir, parce que ça fait du bien au corps et à l’âme. C’est tellement bon que ça devient vital, passionnant, envahissant. Pire qu’une drogue. On en frissonne rien que d’y penser. Les publicitaires ne s’y trompent pas et s’emparent de cette ambiguïté pour leurs slogans : « Ne commencez jamais, vous allez devenir addict… ». Mais est-ce grave docteur si j’aime trop les hommes, si j’aime trop le chocolat, si j’aime trop jouer au poker ?
Si les « vraies » addictions, comme l’alcoolisme, le tabagisme et la toxicomanie sont reconnues par la communauté scientifique, les « fausses », comme l’addiction au jeu, ne seraient qu’une toquade sociétale, un avatar du « politiquement correct » américain qui se serait emparé de toute forme de déviance pour ramener les conduites quotidiennes à leur juste norme. Et pourtant, l’addiction est une maladie, mais une maladie paradoxale car si l’on devient dépendant c’est bien que l’objet du désir est source de plaisir intense.
Évaluer la dépendance
Alors, qu’est ce qui détermine le passage de la jouissance au pathologique lorsque nous nous laissons aspirer par les volutes de nos plaisirs clandestins ? À partir de quand peut-on déterminer si nous sommes maladivement accros à notre console ou à la roulette du casino ? La gravité de la situation s’évalue selon le degré de dépendance au jeu et l’invalidité qu’elle procure chez le joueur, en particulier sur le plan financier, puisque 96,6 % des joueurs et leur famille sont endettés. Pour subvenir à leurs besoins 19,3 % d’entre eux ont commis un ou plusieurs délits. « Je piquais dans la caisse de mon patron, ou j’arnaquais les clients pour subvenir aux besoins de ma famille, raconte Laurent, 41 ans ».
Par conséquent, les relations de couple sont altérées et se soldent par un divorce ou une séparation dans 15,7% des cas. Les négligences graves ne sont pas rares : «Je laissais ma fille de un an, seule au moment de sa sieste pour aller jouer », confesse l’ex joueur.
Si les cas les plus extrêmes relèvent d’une addiction aliénante et compulsive, il convient toutefois de redessiner les frontières entre le normal et le pathologique, entre la dépendance et l’addiction.
De la dépendance à l’addiction
La dépendance est inhérente à la condition humaine. Elle se caractérise par un attachement exclusif à un objet qui fut source d’une expérience de plaisir intense et dont l’absence engendre angoisse et détresse. Malgré la souffrance occasionnée, mais aussi pour l’endiguer si son degré d’intensité est trop élevé, nous avons toujours la possibilité de passer d’un objet de dépendance à un autre. Il est ainsi courant de voir des personnes s’investir excessivement dans le travail ou une activité ludique après une rupture amoureuse, sans que cette nouvelle conduite nuise à leur santé, à leur vie sociale et professionnelle. Il s’agit simplement de trouver un palliatif au vécu de manque affectif jusqu’à la prochaine rencontre.
En revanche, l’addiction peut être envisagée comme une forme tyrannique, extrême et dangereuse de la dépendance.
Pour Marc Valleur, psychiatre et médecin chef du centre médical Marmottan, elle peut se définir selon deux critères essentiels: « le fait de ne pas pouvoir se passer d’un produit ou d’une conduite sous peine d’en éprouver un certain malaise et que ce produit ou cette conduite devienne le centre de l’existence, que plus rien d’autre ne compte pour le sujet ». La notion d’assujettissement devient alors capitale dans l’addiction et la psychiatrie actuelle la considère comme une pathologie de la liberté qu’elle décrit comme « la perte de liberté de s’abstenir ».
Le jeu pathologique : une addiction sans drogue
Le jeu pathologique –gambling, en anglais - est reconnu aux Etats-Unis depuis 1980. Parmi les définitions officielles, celle du DSM IV (le manuel de psychiatrie américain) fait consensus et ses critères reposent en grande partie sur ceux proposés pour définir la toxicomanie. La typologie des addictions présentées insiste largement sur la conduite addictive comme centre de l’existence et, par conséquent, privatrice de liberté. « Le jeu avait pris toute la place dans ma vie et je ne pensais qu’à ça » se souvient Laurent.
Au même titre que les toxicomanes et les alcooliques, Laurent souffrait d’une addiction, mais d’une addiction sans drogue.
Si l’impact sur la santé physique de ce type d’addiction est bien moindre que celui des drogues, il affecte cependant l’état psychique du joueur et peut déboucher sur des tentatives de suicide. « Il fallait que j’arrête. Je n’avais qu’une idée en tête : acheter un flingue pour me tuer ou faire un braquage », poursuit l’ex joueur. La dépendance est si forte que, depuis une dizaine d’années, des centres hospitaliers ouvrent des services de soins spécialisés pour ce type de pathologie. Les spécialistes admettent toutefois que si les jeux vidéo et les jeux d’argent et de hasard entraînent de fortes dépendances, les conséquences psychologiques et sociales ne sont pas comparables à celles entraînées par l’addiction aux drogues.
Jeux d’argent et jeux vidéos : des problématiques différentes
Il existe plusieurs constellations de joueurs pathologiques et l’on ne peut pas définir un profil psychologique type.
De la même façon que les jeux d’argent et les jeux vidéo ne concernent pas la même population. La différence réside principalement dans l’âge des joueurs, puisque les jeux d’argent concernent essentiellement les adultes, tandis que les jeux vidéo sont davantage convoités par les adolescents et les jeunes majeurs. En outre, les problématiques sont différentes et les conséquences psychologiques ne sont pas les mêmes. Car si toutes les dépendances procèdent d’un état de souffrance, il est certainement moins funeste d’être addict aux jeux qu’à l’héroïne. De la même façon que les dépendances aux jeux vidéo n’ont pas de communes mesures avec le gambling en terme de conséquences sanitaires, psychologiques et sociales.
- Les jeux d’argent et de hasard
La dépendance aux jeux d’argent entraîne des problèmes de dettes, des vécus dépressifs, des problèmes familiaux conséquents, parfois des difficultés judiciaires, et, dans le pire des cas, des tentatives de suicide.
Dans les jeux d’argent, on retrouve souvent des dépendances associées. Il n’est pas rare de trouver d’autres addictions parmi les joueurs pathologiques, comme le tabagisme, l’alcoolisme et parfois des troubles des conduites alimentaires.
Là encore, on ne peut pas comparer les toxicomanies et les addictions sans drogue. Car, si dans les premières, le sujet porte directement atteinte à son corps, dans les secondes, il ne le met pas en péril, puisque c’est l’argent qui sert de médiateur. D’une certaine manière, le corps est préservé et l’on peut dire qu’il y a un aspect à la fois conservateur et destructeur dans le jeu pathologique. C’est donc tout le paradoxe de la toxicomanie. Le joueur perd du temps et de l’argent, mais sa dépendance est un aménagement psychique qui lui permet de gérer des affects et parfois des traumatismes, qu’il ne maîtrise pas sur le plan émotionnel. À ce titre, la dépendance peut éviter un suicide ».
- Les jeux vidéo
Parmi les accros des jeux vidéo on rencontre plutôt des adolescents et de jeunes adultes. Ce sont souvent des personnalités timides, introverties, présentant parfois des troubles anxieux ou des phobies, avec des difficultés à affronter les conflits ou à devenir adulte.
Le jeu vidéo, même lorsqu’ils s’y adonnent de manière abusive, peut les aider à traverser une phase de crise existentielle, à passer un cap difficile, dans un contexte de crise familiale. Ce peut être en raison d’un parent au chômage, d’un déménagement, d’un décès ou encore d’une séparation des parents.
Dans un premier temps, mieux vaut le considérer comme un refuge que comme une addiction. Lorsque des parents viennent consulter parce que leur fils –ce sont très souvent des garçons- passe trop de temps avec sa console, il faut prendre en considération l’ensemble des différents aspects de son existence, avant de se focaliser sur sa dépendance. Si les résultats scolaires ont baissé, on peut effectivement commencer à s’inquiéter et se poser la question de l’échec amoureux ou d’un conflit avec les copains, qui peut expliquer que l’adolescent se retranche derrière ses jeux. L’addiction au jeu vidéo doit être envisagée comme une façon de se protéger contre les difficultés à gérer des relations avec l’entourage et non pas comme un trouble du comportement en soi. Comme pour les autres formes de dépendance, on retrouve cet aspect à la fois conservateur et destructeur.
Addiction avec ou sans drogue, la dépendance pathologique est une maladie, qui comporte ses risques, mais aussi ses avantages. Car quel que soit le mode de conduite adoptée, ou le produit choisi pour s’échapper ou renouer avec des émotions enfouies, l’addiction est une façon de mettre hors de soi ce que l’on s’interdit de faire dans la réalité, un passage à l’acte qui permet d’extérioriser un conflit intime. Parmi la population de joueurs pathologiques, les parcours jalonnés de ruptures et de carences précoces sont fréquents et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la rencontre avec l’objet d’addiction reste une solution d’appoint pour survivre.
Interview : Marc Valleur, psychiatre, médecin chef du centre médical Marmottan à Paris
Dans votre livre, « Les nouvelles formes d’addiction », vous écrivez que les addictions sans drogue sont les maladies emblématiques de la modernité.
La consommation et l’autonomie sont les mots d’ordre de notre société puisque ces deux attitudes sont présentées comme une réponse à tous les problèmes. D’une certaine façon, les joueurs pathologiques sont des personnes qui commencent par trop bien faire ce qu’on leur demande et se prennent au jeu. Ils ont l’attitude inverse des hystériques de la fin du 19ème siècle, c'est-à-dire qu’ils sont dans le « trop agir » qui peut être considéré comme l’envers du « trop de refoulement ». A leur façon, ces individus revendiquent leur accès au plaisir, mais lorsque la dépendance s’installe, au lieu d’agir de façon égosyntone (en accord avec le moi), ils se laissent envahir par une obsession, à laquelle il tente de résister, sans y parvenir.
Peut-on regrouper sous le vocable « addiction » toutes les formes de dépendance ? Depuis quelques années, en Europe, le terme addiction est utilisé pour regrouper les toxicomanies, l’alcoolisme et toutes les formes de dépendance.
Pourtant, le monde scientifique et médical distingue trop facilement les « vraies » addictions, comme la toxicomanie et l’alcoolisme, et les « fausses », comme l’addiction au conjoint ou au jeu. La répétition et la contrainte forment le socle de l’addiction. On peut commencer à parler d’addiction dès lors qu’une conduite envahit toute la vie du sujet, au point de l’empêcher de vivre. L’objet de l’addiction le définit. Il est un joueur, un alcoolique, un toxicomane avant d’être un mari, une femme, un père, une mère.
Quel est le critère qui permet de définir si l’on est réellement addict?
Quand le sujet veut s’arrêter, mais n’y arrive pas tout seul. On peut considérer qu’il est vraiment dépendant. Dans les cas les plus dramatiques, cela peut aller jusqu’au suicide, le plus souvent parce que la personne croule sous les dettes et ne voit pas d’autre issue.
Quelle est la « fonction » d’une addiction ?
Au-delà du plaisir que procure le produit ou la conduite, il y a un effet antalgique psychique capable d’atténuer ou de supprimer une souffrance. Il s’agit le plus souvent pour le joueur de fuir des difficultés existentielles. Au lieu de penser sa problématique, il aura tendance à passer à l’acte, répondant, plus ou moins consciemment, à un besoin impérieux qui a pris le pas sur le plaisir.
Pour vous, l’addiction n’est pas une maladie comme les autres.
Avec ou sans drogue, les addictions ne seront jamais des maladies tout à fait comme les autres, puisqu’elles font partie des conduites taboues qui ont toujours eu un lien avec le sacré et la religion. Le risque de basculer dans l’addiction est au cœur de la morale des Anciens et, pour nous, modernes, le plaisir doit se mériter par le travail. La nourriture, le sexe, l’alcool, les drogues, l’argent le hasard ont toujours fait l’objet de cultes et de rites, donc de prescriptions et d’interdits religieux dans la mesure où ils suscitent désir et passion. D’où le paradoxe des pathologies de la dépendance : les plaisirs excessifs détruisent en même temps qu’ils font du bien à ceux qui en sont dépendants.
Votre approche de l’addiction se situe entre le psychologique et le social. Tenez-vous compte de l’approche biologique ?
La dépendance à un objet ne dépend pas uniquement de la nature de l’objet, mais du contenu de l’expérience initiale, le flash du toxicomane ou le big win du joueur, et de la façon dont elle va se renouveler jusqu’à devenir une habitude. C’est le contexte de la rencontre qui marque le sujet et l’emmène dans le processus de dépendance. Sur le plan strictement biologique, il existe une « voie finale commune » de la dépendance qui est la voie dopaminergique. C’est elle qui entre en jeu dans le plaisir, l’attente et l’attention. Les circuits adrénergiques concernent la vigilance et le stress. Certains scientifiques postulent que l’objet de la dépendance serait l’adrénaline, la drogue endogène produite par le stress. Mais il est réducteur de s’en tenir à cette stricte conception des addictions
Quelles sont les prises en charge thérapeutiques pour ce type de pathologie ?
Le traitement est multimodal. Si le patient en a besoin, nous prescrivons des médicaments, nécessaires en cas de troubles bipolaires. Avec son accord, nous pouvons envisager une psychothérapie que nous aménageons en fonction de sa personnalité, ainsi qu’une prise en charge de l’entourage. Il se peut aussi que certains cas nécessitent une hospitalisation lorsque la dépendance est trop forte. Nous travaillons également avec une assistante sociale qui les aide dans leurs démarches de réinsertion sociale lorsque leur situation financière est trop difficile.
Avez-vous une orientation théorique particulière ?
Dans notre approche clinique quotidienne, le transfert et le contre-transfert sont le moteur d’une thérapie qui s’inscrit dans le cadre de l’intersubjectivité. Le traitement réside dans l’instauration d’un lien particulier entre le patient et le thérapeute, dont l’objectif serait de modifier le lien entre le patient et son objet d’addiction. La thérapie, à ses débuts, est donc assez proche des thérapies cognitivo-comportementales, puis évolue vers une psychothérapie d’influence psychanalytique, au fur et à mesure que la relation thérapeutique évolue et que le patient aborde des sujets plus personnels, plus profonds, moins liés à son addiction.
Tout ce que vous venez d’évoquer concernant l’addiction aux jeux d’argent et de hasard, est-il également valable pour les jeux vidéo ?
Pour les jeux de hasard et d’argent, ce sont les adultes qui viennent consulter, tandis que les jeux vidéos intéressent davantage les adolescents et quelquefois les jeunes adultes. En outre, les conséquences en terme de santé publique sont sans communes mesures avec celles de l’usage de drogues ou des jeux d’argent.
On imagine mal un adolescent venir consulter de lui-même
Les demandes de consultation sont essentiellement formulées par des parents inquiets. Ce sont souvent des demandes « symptômes » qui aboutissent rarement à une prise en charge des joueurs, puisqu’il apparaît très vite qu’il n’y a pas de réelles dépendances. Dans ce cas, une simple information suffit à rassurer les parents.
L’usage du jeu est avant tout récréatif et favorise les échanges sociaux. Peut-on en dire autant des jeux vidéo ?
Les consoles de jeu constituent pour les adolescents des objets de rencontre et d’échanges, largement autant que des jeux classiques. Pour peu que des soirées jeux soient organisées, on peut même considérer que le jeu est un facteur de socialisation plutôt que d’isolement. Certaines études vont même jusqu’à prouver que la pratique raisonnable des jeux vidéo a un effet favorable sur le développement de l’enfant, puisque le jeu permet de délimiter un espace transitionnel entre le plaisir et la réalité, favorisant ainsi la créativité nécessaire au bien-être psychique.
Si vous deviez donner un conseil aux parents, quel serait-il ?
Si les résultats scolaires sont encore bons, si l’adolescent participe encore aux activités de la famille, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Ils doivent, au contraire rester vigilants si la pratique du jeu devient abusive, parce qu’elle témoigne souvent d’un malaise et d’un dysfonctionnement au sein du cercle familial.
Enfin, avant de se positionner pour ou contre le jeu, mieux vaut accompagner, conseiller, favoriser la réflexion autour du jeu. A condition toutefois d’accepter de s’y mettre aussi.