L'érotomanie
Posté le 29/12/2018
L’érotomanie
On a tous, ou presque, été amoureux d’une forteresse qui se fichait de nos sentiments comme d’une guigne et on a voulu y croire malgré les rebuffades. Nier l’évidence est un processus qui s’installe naturellement pour soulager la souffrance et nous avons imaginé que notre force de conviction finirait par avoir raison de ce malentendu, persuadés que nous étions d’une réciprocité amoureuse. C’était compter sans la part d’érotomanie que nous abritons lorsque nous aimons. Qui n’est pas tenté de voir dans le comportement de l’être aimé des attentions qui nous sont destinées, d’interpréter le moindre signe comme un message amoureux? Jusqu’au jour où l’on réalise qu’on a pris nos fantasmes pour des réalités. A l’espoir succède le dépit. Au pire, on se tape une bonne déprime ; au mieux, on se promet plus de clairvoyance au prochain coup de foudre et tout rentre dans l’ordre. Rien à voir avec un vrai délire érotomaniaque qui peut carrément virer au drame.
Historique
En 1921, le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault, amoureux des drapés et théoricien de l’érotomanie, la définit comme « l’illusion délirante d’être aimé ». Egalement appelée syndrome de Clérambault, cette psychose se caractérise par un délire passionnel qui affecte très majoritairement les femmes.
Reprenant les travaux de Clérambault, le psychanalyste Jacques Lacan se prend d’intérêt pour une patiente, Marguerite Pantaine, qu’il rebaptise Aimée. A son sujet, il concocte une histoire qui devient la base de sa thèse de médecine. Cette femme, une ouvrière qui rêve de devenir écrivain, est incarcérée pour avoir tenté d’assassiner Huguette Duflos, une actrice de théâtre qu’elle vénère. Son cas montre comment un simple attrait pour une idole peut se transformer en un acte criminel où dominent les feux de l’amour et de la haine.
Avant l’actrice, Aimée s’est attachée au prince de Galles, à qui elle envoie des lettres et des poèmes. Cet amour chaste lui permet de satisfaire son peu de goût pour les relations hétérosexuelles.
En déchiffrant le sens du roman familial de sa patiente, Lacan découvre qu’Aimée a une sœur plus âgée qui prend très tôt la place d’une figure maternelle à la fois admirée et persécutrice. Il en déduit que l’érotomanie va de pair avec une constante homosexuelle : la femme à atteindre est idéalisée et haïe. C’est pourquoi Aimée s’attache aux femmes célèbres, tout en voulant les détruire. En frappant sa victime, elle attaque son idéal extériorisé, comme la passionnelle frappe l’objet unique de sa haine et de son amour.
Symptômes
Aujourd’hui encore, on considère que l’attachement à une personnalité d’un statut social élevé est une des caractéristiques majeures de l’érotomanie. Car l’érotomane jette plus volontiers son dévolu sur un médecin, un avocat ou une vedette de cinéma que sur un maçon. Dans cette illusion délirante, l’orgueil sexuel domine, puisque l’objet est toujours supérieur au sujet. De même que la dimension homosexuelle reste prégnante. L’échange sexuel n’est d’ailleurs pas sa préoccupation essentielle. On ne parle pas non plus de désir amoureux ni de séduction, mais plutôt de possession érotique. L’érotomane se persuade que l’élu communique avec elle par la pensée, qu’il l’aime et la protège. Alors elle s’autorise à le poursuivre. Mais des ébats de la chair, elle n’en a cure. Il s’agit plutôt de maintenir l’idole dans sa position d’objet à la fois idéalisé, inaccessible et aimant. Elle se persuade alors que c’est l’autre qui l’aime en secret. Il suffit d’un regard, d’une parole insignifiante ou d’un détail vestimentaire pour qu’elle s’accroche à cette illusion première qui va déterminer les trois phases de la crise passionnelle : l’espoir, le dépit et la haine.
L’espoir commence avec une révélation. Dans le film de Michel Spinoza, « Anna M », la jeune femme vit avec sa mère, une femme dépressive avec laquelle elle entretient
une relation ambiguë. Lorsqu’elle rencontre le Dr André Zanevsky, elle remarque qu’il porte un nom aux consonances russes, comme celui de sa mère. Pour Anna, c’est signe que le destin a voulu les réunir. Par la suite, chaque geste d’André sera interprété comme une sollicitation, une invitation à le retrouver. Ce jeu d’interprétation renforce Anna dans sa position passionnelle où s’ensuit une longue phase d’espoir, faite d’attente et de poursuites, d’appels téléphoniques, de lettres et de cadeaux.
Lorsque André tente de la raisonner, Anna refuse d’entendre que ses penchants ne sont pas réciproques et l’hostilité d’André n’entame pas sa certitude d’être aimée.
Avec le temps, s’installe le dépit, où l’érotomane demande pardon à sa proie de l’avoir importunée. Puis la haine. Les sollicitations deviennent injures et menaces. La vie de ceux qui les subissent se transforme en cauchemar. Elles sont à prendre au sérieux, car les passages à l’acte ne sont pas rares. A la fois humiliée et impatiente, Anna se fait revendicatrice, accuse le médecin de harcèlement et d’agression. Sa dernière vengeance se traduit par un acte de vandalisme dans l’appartement du médecin, avant l’internement.
C’est préférable, parce qu’à ce stade de la crise, l’érotomanie flirte avec la paranoïa. Elle en possède d’ailleurs les caractéristiques. A l’instar du paranoïaque, l’érotomane se base sur des prémisses fausses, pour interpréter ensuite des faits et gestes de façon logique et élaborée.
Si le discours de l’érotomane réussit à emporter l’adhésion, c’est que son délire ne s’étend pas à la totalité de sa vie mentale, ni à l’ensemble de ses relations. Il ne concerne qu’un seul domaine, celui où l’érotomane investit toute sa charge affective et son énergie. C’est la raison pour laquelle, il n’entrave pas nécessairement sa vie sociale.
Vue de l’extérieur, la femme érotomane présente tous les signes de la normalité. Vous serez d’autant plus bluffé que le délire s’installe brutalement sans prévenir.
Si vous la croisez sur votre chemin, vous êtes dans le pétrin. La femme érotomane, c’est la femme extatique, folle d’amour et parfois criminelle. Elle est convaincue que votre place est à ses côtés. Elle se dit : « c’est lui que j’aime parce qu’il m’aime » ; et vous dit : « Je sais que tu m’aimes car ton amour parle par cent signes ». Et elle voudrait que ça soit vrai, mais la vie n’est pas comme ça. Elle vous idolâtre et vous l’ignorez. Pour que vous le sachiez, elle est prête à tout. Elle vous suit partout, s’incruste dans votre vie, rentre chez vous sans sonner, insulte votre femme et déteste vos enfants. D’amoureuse exaltée, elle devient persécutrice amoureuse.
Elle est tenace dans sa volonté de vous pourrir l’existence ; elle continue jusqu’à vous faire craquer : « Oublie-moi! ». Et l’on ne voit pas très bien comment faire autrement, parce qu’elle est insupportable, dangereuse même. Le souci c’est qu’elle malade, donc fragile. En l’envoyant balader, vous détruisez tout un système qu’elle a inconsciemment mis en place pour survivre. Son délire, c’est sa façon de rebâtir un monde, une tentative de guérison. C’est tombé sur vous, pas de chance. La meilleure solution pour vous en sortir est de ne pas alimenter ses fantasmes. Et si vous deviez céder au chantage, ça ne servirait à rien. Tenter de combler ses carences affectives reviendrait à vouloir remplir le tonneau des Danaïdes. Ce qu’il lui faut, c’est un bon psy. Et vite.
Erotomanes, pour un flirt avec un illustre inconnu, vous feriez n’importe quoi. Et c’est un euphémisme. Vous seriez capable de tuer sa famille pour vous blottir dans ses bras, mue par un unique but, vers lequel vous avancez avec une exigence consciente, celui de ne faire qu’un avec lui.
L’amour en demi-teinte, ce n’est pas pour vous. Accros aux drames, vous aimez à la folie ou pas du tout.